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Alain Peeters
Vice-président de Agroecology Europe
"Seule une approche systémique est capable de développer des modèles durables qui peuvent répondre aux grands défis qui sont devant nous"
Agronome puis enseignant-chercheur, puis agriculteur et aujourd’hui impliqué dans plusieurs associations de promotion de l’agroécologie, Alain Peeters travaille depuis des dizaines d’années avec des groupes d’agriculteurs pour construire avec eux des modèles agroécologiques performants. Convaincu que la recherche doit accélérer sa transformation, il revient également sur la naissance d’une structure belge inspirée du modèle de Pour une Agriculture du Vivant.
Léa Lugassy : Pouvez-vous retracer votre parcours en tant que chercheur et nous dire ce qui vous a amené à travailler sur l’Agriculture Biologique de Conservation (ABC) ?
Alain Peeters : Après avoir choisi de faire des études d’agronomie, j’ai très vite compris que le système agricole conventionnel ne fonctionne pas du tout selon les lois de la nature. Il est linéaire, organisé selon un modèle industriel, alors que la nature fonctionne en réseau. Je me suis très vite intéressé à des systèmes agricoles qui m’ont semblé plus vertueux, notamment les systèmes d’élevage liés à l’herbe.
Ensuite, j’ai eu la chance de travailler en Afrique où j’ai découvert d’autres systèmes agricoles comme l’agriculture itinérante dans la forêt tropicale humide où les élevages des bergers Peuls dans les savanes. Ceux qui pratiquent ces formes d’agricultures ont un très grand savoir sur l’écologie des plantes, le comportement des animaux, les ressources locales, etc. C’est impressionnant ! Puis, je suis devenu professeur d’agronomie générale à l’Université de Louvain (Belgique) et, au début des années 1990, j’ai démarré mes premiers programmes de recherche sur l’agriculture biologique et l’agroécologie. Mon deuxième programme était financé par la Commission Européenne et s’appelait Ecofarm pour Ecological Farming ce qui était une appellation très proche d’Agroecology. Ce premier projet a initié la mise en œuvre de l’approche systémique et participative en recherche agronomique en Belgique.
Il y a quelques années, vous avez géré des fermes. Qu’est-ce qui vous a encouragé à passer le pas ?
J’ai eu la chance et le goût de toujours m’intéresser aux réalités concrètes. Cela m’a conduit à diriger trois fermes expérimentales, une en Afrique et deux en Belgique, où j’ai mis en place des milliers de parcelles d’essais, comme beaucoup de chercheurs. C’est bien, on y apprend beaucoup de choses, mais une ferme expérimentale ne fonctionne pas du tout comme une ferme commerciale. J’ai très vite compris les limites, non seulement de la recherche analytique que j’ai beaucoup pratiquée, mais aussi des fermes expérimentales. Et c’est pour cela que j’ai travaillé avec des groupes d’agriculteurs pendant près de dix ans. Cette approche systémique et participative permet de co-développer efficacement des systèmes agroécologiques en combinant les connaissances des agriculteurs et celle des agronomes. Les agriculteurs m’ont beaucoup appris et j’espère leur avoir aussi été utile. Cette double expérience m’a donné confiance pour accepter de gérer une première ferme de cent hectares, il y a dix ans. J’avais acquis des connaissances qui me permettaient de penser que j’étais capable de le faire. Plus tard, j’en ai géré une deuxième dans un autre contexte pédo-climatique et j’ai coaché de manière rapprochée plusieurs agriculteurs en Belgique et en France. Tout cela m’a permis de développer des systèmes agroécologiques de manière concrète.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’Agriculture Biologique de Conservation et qu’est-ce qui vous a conduit à vous concentrer sur ce type d’agriculture finalement ?
Je me suis rapidement intéressé à l’Agriculture Biologique. Étudiant à l’université, en 1975, j’ai participé à un événement organisé par Nature et Progrès à Bordeaux sur la bio, c’était mon premier grand contact avec ce monde. Je m’y intéressais à l’époque parce que la bio refusait l’industrialisation des pratiques agricoles et choisissait de favoriser la mise en œuvre d’une agriculture plus naturelle. C’est cela qui m’attirait dans la bio.
En 1992, une réforme de la Politique Agricole Commune (PAC) a été adoptée et le discours de la Commission Européenne a changé. Il s’agissait alors de ne plus produire davantage, mais de produire mieux. L’agriculture conventionnelle a commencé à utiliser des pesticides moins toxiques, à plus petites doses, et aussi à réduire la fertilisation, notamment la fertilisation azotée. L’agriculture conventionnelle s’améliorait en quelque sorte, et je me suis dit qu’il y avait une possibilité que l’agriculture conventionnelle et l’agriculture bio se rapprochent. A partir de 1992, la Commission Européenne a commencé à soutenir l’Agriculture Biologique et cela a fortement influencé l’agriculture conventionnelle.
Mais en 2002, suite à une nouvelle réforme de la PAC, le discours de la Commission a tout à fait changé. Il s’agissait pour l’agriculture européenne de “nourrir le monde”. L’intensification a été relancée, les insecticides néonicotinoïdes sont apparus, etc. J’ai alors été convaincu que l’agriculture conventionnelle n’était décidément pas réformable.
Dans les années 1990, l’agriculture bio était tout à fait minoritaire, aujourd’hui elle occupe une place significative dans le paysage agricole européen. On voit donc que les choses peuvent évoluer significativement en 20 à 30 ans. Mais, malgré tout, lors de mes visites de fermes bio à cette époque, la différence d’aspect entre les cultures, les prairies et le réseau écologique des fermes conventionnelles et biologiques n’était pas flagrante. Il n’y avait pas non plus d’impact évident sur la biodiversité ou sur la qualité des sols. Je me suis donc dit qu’il fallait aller au-delà du bio et ce nouveau modèle était pour moi l’agroécologie.
C’est aussi cela qui m’a motivé il y a 10 ans à accepter l’offre de gérer une première ferme selon les principes de l’agroécologie. Le projet consistait à développer une Agriculture Biologique de Conservation qui est une sorte de fusion entre l’agriculture de conservation et l’agriculture bio. L’agriculture de conservation réduit presque totalement le travail du sol, le couvre en permanence par des plantes et diversifie les rotations des cultures dans le but de régénérer la fertilité et la vie du sol. Sur le long terme, cela permet de limiter les problèmes de maladie et de ravageurs, et donc l’utilisation de pesticides, mais aussi de réduire les besoins en fertilisants de synthèse. Néanmoins, l’agriculture de conservation continue d’employer des herbicides. L’Agriculture Biologique arrête d’emblée d’utiliser des pesticides et des engrais de synthèse. En revanche, elle continue souvent à travailler les sols très intensivement, même plus intensivement qu’en agriculture conventionnelle et, lorsqu’il n’y a pas suffisamment d’élevage dans la ferme, cela mène à une diminution de la fertilité des sols, une chute des rendements et finalement à la faillite de l’agriculteur. S’il y a de l’élevage, c’est différent parce qu’alors il y a plus d’apport de fumures organiques et des prairies temporaires à base de légumineuses peuvent être intégrées dans la rotation des cultures. Il y a donc plus d’entrées d’azote et de carbone dans le système, ce qui le rend plus fertile et plus pérenne. Tous ces éléments sont favorables. Mais l’idéal, c’est évidemment de pouvoir aussi arrêter le labour et tous les travaux intensifs du sol en bio.
Quand on m’a proposé de développer le système ABC, je pensais que ce n’était pas possible de contrôler les adventices sans labourer et sans utiliser des herbicides, mais j’ai finalement relevé le défi en trois ans environ. Donc c’est mon désir de contribuer à améliorer la bio qui m’a amené à l’Agriculture Biologique de Conservation.
Quels sont, selon vous, les freins à la transition vers l'agroécologie sur les fermes ?
Il y a plusieurs freins. Le premier, c’est qu’il faut encore mieux faire connaître l’agroécologie. En France, le mot commence à devenir familier mais cette connaissance est encore superficielle. Les agriculteurs ne voient pas toujours très clairement ce que c’est, les citoyens non plus, et même les chercheurs. Donc il faut promouvoir le concept et montrer des exemples de réussite dans des fermes phares.
Vous dites “en France”, qu’en est-il ailleurs en Europe, en Belgique par exemple, ou aux Etats-Unis ?
Ailleurs, c’est encore moins bien. En France, le Ministre Stéphane Le Foll a réussi à faire passer le mot et l’état d’esprit dans les institutions agricoles et agronomiques et finalement à faire adopter une loi.
Lorsque les agriculteurs réalisent le potentiel de l’agroécologie, il faut qu’ils soient formés. Il faut expliquer et proposer des modèles que chaque agriculteur peut adapter. C’est ce que j’ai fait, à partir du moment où mon système en ABC fonctionnait suffisamment bien, j’ai commencé à faire des formations en Belgique et en France dont certaines sont disponibles sur la chaîne Youtube de Vers de Terre Production. Il faut en parler, faire connaître et former aux techniques.
Enfin, même si les agriculteurs ont compris que c’est la voie d’avenir, tout changement reste difficile et risqué. Il ne suffit pas d’expliquer et de former. Il faut les coacher pour mettre concrètement en place le système et le développer avec eux. Et pour cela, il ne faut pas le faire individuellement, il faut le faire en groupes d’agriculteurs. Quand les gens s’engagent dans la transition, ils se distinguent de la masse des agriculteurs, ils sont fréquemment jugés par leurs voisins qui les regardent d’un œil sceptique. Il faut donc les faire travailler en groupes pour qu’ils réalisent que d’autres agriculteurs pensent comme eux. C’est très important sur le plan psychologique. Ces groupes sont également à l’origine d’échanges de savoirs, de techniques entre agriculteurs. Certains sont meilleurs dans la gestion du pâturage par exemple, d’autres dans la réduction du travail du sol, etc. Ils s’échangent des connaissances. C’est essentiel et c’est ce qu’on a développé dans les années 1990 dans mon laboratoire. C’est ce que j’ai recommencé à faire dans l’association Terre Vivante. On y remet en place des groupes d’agriculteurs pour accélérer la transition vers l’agroécologie. Il faut au moins trois ans pour qu’un agriculteur perçoive les premiers résultats positifs sur ses sols et son revenu.
Faire connaître, former et accompagner les agriculteurs sont les trois premières conditions. Il faut aussi que le système dans son ensemble se transforme.
Vous parlez d'une transformation d'ensemble. Quels sont, selon vous, les leviers du système qui doivent évoluer ?
Il faut susciter une demande pour les produits agroécologiques en expliquant l’agroécologie aux citoyens. Lorsqu’on le fait, le concept agroécologique suscite d’ailleurs beaucoup d’enthousiasme auprès d’eux.
Il faut mettre en place des systèmes de soutien financier. En Belgique, il existe une association qui convainc des entreprises privées à soutenir financièrement des agriculteurs en transition en leur permettant d’acquérir un équipement spécifique à l’agroécologie, comme un semoir de semis direct.
Il faut aussi réformer la recherche. Il y a un déséquilibre total entre la recherche analytique et la recherche systémique. Aujourd’hui c’est moins de 5% des efforts de recherche qui vont à la recherche systémique et beaucoup de scientifiques eux-mêmes ne comprennent pas ce que c’est. C’est très dommageable parce que seule une approche systémique est capable, par définition, de développer des systèmes, et donc des modèles plus durables qui répondent aux grands défis qui sont devant nous : la crise climatique, la crise de la biodiversité, la crise sociale, etc. Avec seulement la recherche analytique telle qu’on l’a pratiquée depuis plus de 200 ans, cela n’ira pas. Il faut qu’une majorité des recherches soit systémique et que la recherche analytique vienne en support pour améliorer certaines composantes des systèmes. Il faut inverser le rapport de force et il faut un changement des mentalités et des paradigmes de connaissance des chercheurs.
Seul dans son laboratoire et sans réelles connaissances sur la pratique de l’agriculture, un scientifique peut travailler longtemps sur des sujets censés avoir des applications pratiques, mais isolés de leur contexte, donc souvent de peu d’intérêt pour les acteurs du terrain. Ainsi déconnecté, sans vision d’ensemble, il a peu de chances de développer des solutions applicables aux systèmes agroécologiques. D’autres chercheurs font avancer des connaissances scientifiques plus fondamentales et permettent ainsi de mieux comprendre le fonctionnement de la nature, ce qui est passionnant, mais ils ont souvent du mal à transposer leurs connaissances en solutions pratiques.
Aujourd’hui, une grande part des recherches ne sont utiles ni à l’agroécologie, ni au développement de la société de demain. Tout cela entraîne un gros gaspillage d’énergie et de ressources financières. Or, face aux crises systémiques, il y a urgence ! La réforme de la recherche est une condition pour réussir. Il y a malgré tout des évolutions positives dans la recherche. Ces 15 dernières années, la recherche médicale a permis de réaliser des progrès incroyables dans la connaissance du microbiote intestinal. La recherche agronomique et biologique a fait aussi progresser les connaissances sur le rôle des micro-organismes dans les sols, dans la rhizosphère, alors qu’on les avait largement oubliés pendant 60 ans. Ces deux types d’avancées peuvent être combinés pour mieux comprendre la vie des sols étant donné les similarités entre le microbiote de l’intestin et celui des plantes.
Depuis un peu plus de quatre ans, Pour une Agriculture du Vivant travaille sur le développement de l'Indice de Régénération qui a été lancé en mai 2021. Comment voyez-vous le rôle de l'Indice de Régénération dans la transition ?
L’Indice de Régénération est outil très performant pour évaluer la transition des fermes du point de vue agronomique. Mais les aspects économiques, sociaux et environnementaux sont aussi très importants. La transition agroécologique n’est pas seulement une affaire de changement de pratiques agricoles, il faut aussi prendre en considération la santé économique de la ferme, la qualité de vie et de travail de l’agriculteur, et la répartition de la valeur. Ce sont toutes ces dimensions-là et d’autres encore qui doivent être prises en compte et qui ne le sont généralement pas dans la grande majorité des systèmes d’indicateurs.
Le choix qui a été fait par Pour une Agriculture du Vivant est de ne pas intégrer tous ces aspects dans un seul et même outil, mais d’avoir un outil agronomique – l’Indice de Régénération – pour remettre justement l’agronomie au cœur de la construction de filière ; Un outil économique qui est mis à disposition des coopératives pour objectiver les coûts de transition et servir de base à la co-construction des primes filières ; Et la Démarche de Régénération qui engage les entreprises de la filière à elles-aussi mettre en place les changements nécessaires en interne, notamment des contrats sécurisants et valorisants pour les agriculteurs, pour pouvoir communiquer sur leurs engagements.
Qu'est-ce qui vous a encouragé à accepter la proposition de Pour une Agriculture du Vivant de rejoindre le Conseil Scientifique ?
J’ai trouvé que c’était une expérience très intéressante et importante qui est tout à fait cohérente avec mon parcours. Depuis plus de 30 ans, j’ai travaillé au développement de l’agroécologie. Donc je me suis dit que si je pouvais jouer un rôle positif, apporter ma pierre à l’édifice, c’était important de le faire. J’apprécie aussi que le Conseil Scientifique soit un lieu de rencontre et d’échange. Nous avons des discussions très enrichissantes grâce à nos domaines d’expertises variés.
Vous avez aussi initié, avec d'autres acteurs, la création de la Maison de l’Agroécologie en Belgique.
C’est l’exemple de Pour une Agriculture du Vivant qui m’a inspiré. Avec l’équipe de base mise en place en Belgique, nous bâtissons progressivement un mouvement qui s’élargit à un cercle plus large. Cela demande beaucoup d’énergie, c’est loin d’être facile. Nous n’en sommes qu’au début du processus. Il ne faut pas faire d’erreur stratégique. Heureusement, Anne (NDLR : Anne Trombini, Directrice Générale de Pour une Agriculture du Vivant) nous aide beaucoup par ses conseils, et c’est un facteur clé dans le développement de notre initiative. Elle est notamment venue au premier événement que l’on a organisé le 13 juin 2022 à Bruxelles pour une présentation qui a été très bien reçue, non seulement par notre groupe, mais aussi par les entreprises, les agro-industries et les distributeurs qui étaient présents. Son intervention a suscité beaucoup d’enthousiasme.
Propos recueillis par Léa Lugassy le 18 octobre 2022