Marc-André Selosse

Microbiologiste des sols

Microbiologiste et spécialiste des sols, Marc-André Selosse, l’un des chercheurs les plus reconnus dans le domaine, met en lumière l’importance de la reconnection entre le monde de la recherche et les agriculteurs. Léa Lugassy, Responsable Recherche et du Développement chez Pour une Agriculture Du Vivant, revient sur l’investissement du chercheur dans la sensibilisation au grand public. Ensemble, ils partagent le constat que de plus en plus d’acteurs dans les filières, ont pris conscience de l’importance de la prise en compte de la santé des sols dans le processus de production pour assurer la pérennité de filières qui en dépendent.

Conseil Scientifique Pour une Agriculture du Vivant Marc-André Selosse

Léa Lugassy : En tant que chercheur, depuis quand vous êtes vous intéressés aux sols agricoles et pourquoi ?

Marc-André Selosse : C’est assez récent, je suis un microbiologiste des sols venu initialement de l’étude de la forêt. Je m’intéresse aux champignons mycorhiziens, des champignons du sol qui sont associés aux racines des plantes. Ils les aident à prélever des ressources dans le sol en échange des sucres que donne la plante. Ils ont également un rôle protecteur. Ils ont donc un effet nutritionnel et phytosanitaire, qui protège aussi bien contre des agents pathogènes que contre des agents toxiques du sol comme l’aluminium ou le calcium quand il y en a. Mon domaine, a donc été la forêt, et les écosystèmes tropicaux, plutôt forestiers. Puis je me suis intéressé à la truffe et c’est là que j’ai fait un pas vers des écosystèmes de production, même s’il ne s’agit pas d’une ressource alimentaire majeure. Et ces derniers temps, j’ai été happé par les questions sociétales. Mais je dirais que ma naissance au sol productif, au sens de la production alimentaire, pour l’homme ou pour le bétail, est plutôt récente. Elle résulte aussi, tout comme d’ailleurs mon investissement dans la vulgarisation, du fait que je pense qu’on ne peut pas rester sur le pas de la porte des demandes sociétales. Nous scientifiques, nous devons absolument aller au-devant de ces demandes. Nous nous devons de sortir de nos labos, la société en a besoin.

En effet, êtes-vous amené à côtoyer des agriculteurs, à intervenir auprès d’eux, sur leurs parcelles ?

Oui, il ne se passe pratiquement pas une semaine sans que je fasse des conférences. J’en ai fait presque cent cinquante en six mois, c’est un sacré rythme. Il ne se passe pas deux semaines sans que je rencontre des groupes d’agriculteurs ou que je fasse des formations pour des chambres d’agriculture ou des associations agricoles. 

Ce sont des formations qui sont à la fois, à mon sens, importantes et en même temps insuffisantes en elles-mêmes. Elles sont importantes parce que j’essaie de représenter le sol tel qu’on le voit aujourd’hui, de recréer un décor dans lequel chacun va pouvoir positionner ses choix d’action. Mais je ne suis pas prescripteur, loin s’en faut, d’itinéraires techniques ou de méthodes pour un bassin de production donné ou une culture donnée. Ce que j’essaye, c’est de corriger l’image classique que l’on avait des sols, c’est-à-dire le sol comme une éponge à eau et à nutriments, complètement inerte. Une sorte de corne d’abondance que l’on peut manipuler comme on veut, puisqu’il en sort de toute façon ce que l’on attend. J’essaie de rectifier cette image, de montrer un sol vivant, un sol mis en péril par certaines pratiques, mais également un sol qu’on peut enrichir par d’autres pratiques, comme l’apport de matière organique par exemple, ou la couverture permanente. J’essaye de proposer des perspectives pour permettre à chacun de les inscrire ensuite dans ces itinéraires techniques.

Avez-vous l'impression que cet intérêt pour le sol dans le monde agricole progresse ?

Il y a beaucoup de gens aujourd’hui qui se posent des questions sur les sols, même en dehors du milieu agricole. Le vrai problème, c’est que veut dire “beaucoup” ? En pourcentage, je pense que c’est encore trop insignifiant. Et je pense aussi que dans les formations et les conférences que je donne, je touche souvent un public déjà averti, en tout cas déjà sensibilisé. On a un plafond de verre à soulever, le plafond de verre du nombre. On doit aujourd’hui aller convaincre plus de gens. Et pour ça, il faut aussi convaincre, non seulement les agriculteurs, mais aussi les consommateurs, parce que ce qui est extrêmement important, c’est de créer une demande économique.

La demande pour les produits issus de l’agriculture biologique a été très forte car les bénéfices pour la santé de ceux qui produisent et ceux qui consomment ces produits sont très clairs. En revanche, je ne vois pas beaucoup de clarté sur les labels qui vont assurer que les écosystèmes dans lesquels notre alimentation est produite sont durables ou que les sols sont durables. Là, l’intérêt est encore très limité dans la population et donc le moteur que représenterait une demande de consommation n’existe pas encore. 

Je trouve que concernant les sols, et à l’inverse du bio, la prise de conscience vient de la filière, qu’elle y est née – quoique malgré tout, elle y reste encore marginale. Dans mes formations, je rencontre énormément de maraîchers qui se sont engagés là-dedans comme ils ont pu, avec les moyens qu’ils avaient parce qu’ils se posaient des questions. Et il est vrai que la recherche qui répond à ces questions commence tout juste. 

Par exemple, j’ai pu rencontrer des céréaliers dans le nord de la France qui se posent des questions face à la quantité de sol présente sur les routes après la pluie.  L’origine de cela est à chercher dans l’écroulement de la teneur en matière organique dans ces sols, qui a quand même été divisée par deux depuis 1950, et qui fait qu’aujourd’hui les sols commencent vraiment à partir en miettes. Donc il y a une prise de conscience, mais elle est encore, disons, locale et minoritaire. Le moteur du changement doit venir de tous les acteurs, dont des consommateurs. C’est pour cette raison que l’action de Pour Une Agriculture Du Vivant est aussi importante : cela propage la prise de conscience à travers toute la chaîne de production.

Le sujet des sols vivants et des sols en général est de plus en plus traité dans les médias. On vous a notamment vu cet été dans Mediapart par exemple, qui a fait une série sur les sols. Est-ce que les médias sont aujourd’hui moteur ou cela reflète-t-il uniquement une demande du public ?

En effet, j’ai l’impression que beaucoup de journalistes font un vrai travail sur la question. Ils viennent au devant de ces questions, alors même qu’elles ne font pas forcément l’objet d’une demande du grand public et qu’elles ne sont pas nécessairement très vendeuses de papier. J’observe effectivement que certains journalistes ont vraiment pris à bras le corps le problème, en partie à cause des problèmes environnementaux en général. J’observe aussi que, dans la population générale, ces sujets font partie des questionnements sur l’environnement. La question des sols est clairement liée au climat, il y a notamment eu un rapport du GIEC en 2019 qui identifie le sol comme un des leviers pour gérer le climat, notamment pour stocker du carbone ou pour ne pas en déstocker avec des pratiques agricoles inappropriées comme le labour excessif ou l’irrigation excessive, qui sont deux pratiques productrice d’effet de serre. 

Donc il y a effectivement un gros travail des journalistes. Le sol devient une des préoccupations environnementales principales et cela s’accompagne effectivement, d’une demande d’une partie du public. 

Mais la question que je me pose et à laquelle je n’ai pas encore de réponse est : qui sont ces gens? Il me semble que l’on est toujours dans une minorité qui a pris conscience qu’elle se mouvait dans un environnement qu’elle ne voit pas nécessairement, et qui peut aussi bien lui donner des ailes que l’abîmer. Toutefois, je ne suis pas sûr que ce soit encore la majorité des gens.

"La transition n’est pas une question. Et il vaut mieux faire cela de manière collective plutôt qu’individuelle"

En effet, une demande massive du grand public pourrait être un moteur de transition. Mais il s’agit de questions que les gens n’ont pas forcément les moyens ou l’envie de se poser.

En effet, le consommateur n’a pas forcément le temps d’acquérir des connaissances sur la biologie des sols lorsqu’il va faire ses courses. Alors comment faire ? Ce que l’on attend, c’est des labels, des démarches qualité, des étiquettes qui soient des signaux indiquant les valeurs autour desquels il y a une pression sociale. Que les gens puissent faire confiance à ces labels ou ces signes visibles sans nécessairement parcourir un livret de vingt-cinq pages sur la façon dont leur botte de carottes a été produite. Faire cela, c’est même irréalisable pour ceux que ça intéresse ; on ne peut pas le faire pour chaque produit. 

Donc il y a vraiment besoin d’une pression sociétale qui valorise ces démarches, qui aide les gens à mieux faire dans leurs actes de consommation, parce qu’on ne peut pas être un spécialiste dans tous les domaines qu’impliquent ce que l’on consomme. Pour une Agriculture Du Vivant fait partie de ces démarches ou de ces mots qui peuvent faire tilt pour un public averti. Mais cela doit s’étendre encore pour toucher des publics qui ne sont pas forcément sensibilisés aux détails. C’est cela que j’appelle la pression sociale.

Il est possible que cette transition vienne plus d’une incitation politique comme les politiques agricoles etc. Est ce que vous pensez qu’en tant que scientifique vous avez un rôle à jouer dans cette passation de la connaissance auprès de la prise de décision publique? Est ce quelque chose que vous faites et sous quelle forme ?

Concernant le lien au politique, la tâche que je me suis fixée est assez différente. Elle réside dans l’éducation. Je me bats au sein de la Fédération Biogée que je préside et qui regroupe le Muséum, des Académies, des sociétés scientifiques. C’est une fédération qui se bat pour remettre les sciences du Vivant et de la Terre au cœur des compétences citoyennes, au cœur des compétences des décideurs et surtout au cœur de la formation initiale. Il y a aujourd’hui beaucoup à faire parce que nos enfants finissent l’école primaire avec une absence totale de formation aux objets biologiques et environnementaux, alors même que cela va être un problème ensuite dans leur vie. De plus, la formation au collège et au lycée est réduite et tombe à zéro en première et en terminale. Donc il y a un vrai enjeu de formation. C’est plutôt à ce niveau-là que j’essaie de me battre et de travailler avec le politique. Ce que je souhaite, c’est préparer des citoyens qui ne seront peut-être pas spécialistes des sols mais qui sauront que derrière une poire il y a un sol, et que si l’on veut que nos enfants aient des poires, et bien il faut qu’il y ait des sols. Des citoyens qui sans savoir le détail des opérations seront éventuellement sensibles à certains labels ou à certains indices qui montreront que la production agricole qui est derrière leur consommation est vertueuse. Et des citoyens qui comprennent le climat, la biodiversité et la santé, plus généralement !

C’est là-dessus que je travaille mais j’éprouve singulièrement l’impression de ne pas être écouté. Ma perception est que l’on a un tout petit peu plus de chance d’être écouté quand on parle avec le ministère de l’Environnement ou le ministère de l’Agriculture. On est un peu plus entendu, même si pas assez, par ces ministères là, que nous ne le sommes, nous, agronomes, biologistes, environnementalistes, par le ministère de l’Éducation nationale. 

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Est ce que cela inclut aussi l'enseignement agricole ?

Non, je vise principalement l’enseignement national, généraliste. Cela ne m’empêche pas d’intervenir dans des lycées agricoles quand on me le demande. D’ailleurs, je remarque dans l’enseignement agricole une dichotomie entre des équipes pédagogiques qui ont opéré un changement et qui justement invitent des intervenants comme moi, et d’autres qui n’ont pas encore vécu de changement. Et on retrouve cette idée d’un plafond de verre : il existe bien des endroits où les formations évoluent, mais en réalité, cela reste numériquement faible.

Vous avez contribué à la conception de l'Indice de Régénération. Qu’est ce qui vous a encouragé à rejoindre le Conseil Scientifique de Pour une Agriculture Du Vivant ?

Ce que j’ai apprécié, c’est l’interdisciplinarité des personnes, des compétences et qu’il n’y avait pas un caractère fortement normatif mais plutôt un caractère évaluatif. L’Indice de Régénération, ce n’est pas une note absolue. Les choses ne sont pas bien ou mal. C’est quelque chose d’ouvert et derrière ces échelles de notation ouvertes, j’ai bien apprécié le caractère incitatif. Je pense qu’il n’est pas réalisable d’avoir quelque chose de plus contraignant que cela pour le moment. On ne peut pas directement arriver à savoir ce qu’il y a dans nos assiettes. Il faut quand même savoir que l’on pèse sur des activités agricoles qui ne sont pas forcément rentables, sur un milieu professionnel qui souffre de pleins de contraintes, qu’elles soient environnementales ou sociétales ou économiques. Cet outil-là a ceci de positif, c’est que c’est un outil doux ; ce n’est pas un outil coercitif. 

Tout n’est pas parfait évidemment, mais cela peut inciter à faire mieux pour la vie du sol et leur durabilité et c’est fondamental parce que c’est ce que l’on transmet aux générations suivantes.

Ma participation à l’Indice de Régénération n’est pas surdimensionnée, c’est là qu’on touche aux limites d’un microbiologiste du sol. Je peux planter un décor mais je ne suis pas compétent pour déterminer un itinéraire technique par exemple. Mais je ne peux pas m’affranchir complètement d’une participation à quelque chose de plus opérationnel. Et donc cela m’a paru une façon d’amener ma compétence, sans m’aventurer seul dans des terrains techniques où, pour le coup, je ne suis pas compétent. Enfin, j’ai été invité à rejoindre le Conseil Scientifique par une personne que j’estime beaucoup, Arnaud Daguin.

"La transition n’est pas une question. Et il vaut mieux faire cela de manière collective plutôt qu’individuelle"

Que direz-vous aux personnes qui hésitent encore à s’engager dans la transition ?

Il y a deux réponses. 

La première, c’est que la transition est une obligation. Les effets de notre agriculture sur le climat, sur la durabilité des sols ou sur la qualité de l’alimentation sont intensément présents. Et présents également auprès des publics citadins. Il faut quand même rappeler une chose : nous parlons des effets de l’agriculture sur les sols mais il ne faut pas oublier que c’est l’artificialisation qui tuent les sols. C’est quand les sols sont recouverts de grands campus ou de banlieues pavillonnaires alors qu’ils appartiennent à des plaines fertiles. Je pense au plateau de Saclay par exemple. C’est ça qui tue les sols. Donc en fait, cet impératif de ne pas artificialiser, c’est quelque chose qui dépasse l’agriculture et c’est pour cela qu’il faut parler des sols à d’autres gens encore que les agriculteurs. On a publié une tribune là-dessus dans le Monde du 15 septembre dernier avec des collègues…

Depuis les années 70, d’après la SAFER, nous avons perdu 10% de la surface agricole utile, soit l’équivalent de la surface de la région PACA en surface. Donc le problème n’est pas qu’un problème agricole mais il se pose de manière inévitable par rapport au climat, à la qualité de l’alimentation, à l’autonomie alimentaire et à la transmission de notre héritage. La transition n’est pas une question.

La seconde réponse, c’est qu’il faut entamer cette transition avant que nous ne soyons contraint de le faire. Il vaut mieux l’anticiper que de subir sans préparation des réglementations qui adviendront, je pense. Et la dernière chose, c’est que pour se préparer maintenant, alors même que les cadres réglementaires ne sont pas encore contraignants, il vaut mieux faire cela de manière collective plutôt qu’individuelle, en rejoignant Pour une Agriculture Du Vivant par exemple. 

Concrètement, l’activité agricole est une activité difficile et risquée pour des raisons de météo, pour les aléas climatiques, ou pour des considérations économiques. Pour beaucoup d’agriculteurs, ajouter le risque de faire des expériences ou d’innover peut être difficile. Moins dans des activités comme la viticulture, où il y a souvent de bons revenus et de bonnes marges, mais plus pour des activités moins rémunératrices comme la pomme de terre par exemple. Il vaut donc mieux être pour le partage d’expérience. Cela peut signifier régénérer les formations que proposent les chambres d’agriculture, rejoindre des structures déjà engagées dans des changements et profiter de leur expérience etc. Ça peut aussi vouloir dire : être au contact de scientifiques.

Pour vous immerger dans nos sols et comprendre leur fonctionnement, procurez-vous les ouvrages de Marc-André Selosse : 

  • M. BURNIAT, M.-A. SELOSSE, 2021. Sous Terre (bande dessinée). Dargaud, Paris, 174 p.
  • M.-A. SELOSSE, 2021. L’origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’attention de ceux qui le piétinent. Actes Sud, Arles, 480 p.

Propos recueillis par Léa Lugassy le 22 août 2022

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