Accueil > Le mouvement > Le Conseil Scientifique > Pascal Boivin : agronome, chercheur et spécialiste des sols agricoles cultivés
Pascal Boivin
Agronome, chercheur et spécialiste des sols agricoles cultivés
Pascal Boivin participe au Conseil Scientifique du mouvement Pour une Agriculture du Vivant auprès de 7 autres scientifiques coordonnées par Léa Lugassy, docteure en agroécologie. Spécialiste de la structure des sols et du rôle du carbone organique dans la qualité des sols, Pascal Boivin met en lumière les interdépendances entre les pratiques des agriculteurs et les acteurs de la chaîne de valeur, et donc la responsabilité collective vis-à-vis de la régénération des sols.
Léa Lugassy : Quel est votre parcours en tant que chercheur ? Comment êtes-vous devenu spécialiste des sols et en particulier des sols agricoles ?
Pascal Boivin : Je suis agronome de formation et j’ai effectivement très vite choisi de me spécialiser dans l’étude des sols. J’ai commencé ma carrière au sein de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) en France. Le développement avait de l’importance pour moi, j’ai donc fait en sorte d’y contribuer à travers ma spécialité : les sols. Cela m’a amené à travailler dès le début avec des agriculteurs au Sénégal (Casamance) et en Guinée. Très vite s’est imposé le constat qu’apporter de « bonnes » réponses techniques ne suffisait pas. Les déterminants socio-organisationnels et systémiques priment et doivent être pris en compte. Et j’ai eu la chance dans cet Institut de pouvoir développer de nouveaux projets fortement interdisciplinaires, impliquant, autour du développement de l’irrigation, des sciences sociales, économiques, la santé etc. La recherche fondamentale a toujours été sollicitée au long de mes projets, c’est la qualité physique du sol qui est demeurée le principal sujet de ce point de vue. Être spécialiste des sols et de sa qualité, être reconnu scientifiquement, ne demande pas de s’isoler dans un laboratoire. Bien au contraire, les situations de terrain, non seulement sont stimulantes et passionnantes, mais en plus elles posent des questions fondamentales sous un angle à la fois original et pertinent.
Mon parcours m’a amené à devenir professeur dans une école d’agronomie en Suisse. Cela impliquait un changement de contexte pédoclimatique et économique, mais pas de sujet de fond, puisqu’il s’agissait toujours de la qualité du sol. La principale différence avec mes expériences précédentes était l’importance du rôle de la matière organique, beaucoup moins abondante dans les sols au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Sous climat tempéré, elle est LE déterminant de la qualité des sols, qualité tombée très bas. Ma recherche sur la qualité physique a permis de développer des valeurs de référence, notamment sur les qualités admissibles pour la réglementation Suisse sur la protection des sols. Derrière ces valeurs de référence, on trouve comme déterminants la matière organique et les acteurs, notamment l’agriculture et les pratiques agricoles. Là nous sommes très vite en prise avec les questions de l’agriculture de régénération ou de conservation et de climat.
Cette interface que représente le sol est le dénominateur commun entre le système alimentaire, la qualité de l'eau, le climat, l'environnement etc. Avez-vous l’impression que ce message commence à être compris au sein de la sphère scientifique, politique et au-delà dans les filières agroalimentaires ?
Cela commence à être compris, sans aucun doute, notamment par les industriels ou les filières agroalimentaires, mais dans une dualité extrêmement fragile notamment avec le pouvoir politique. En effet, celui-ci est beaucoup plus lent à comprendre et surtout beaucoup plus prudent quant au chemin à choisir. De ce fait, tant par le retard qu’il prend que par ses hésitations, il peut être tenté par des solutions partielles qui morcellent le problème, ou par des expédients. Pour les décideurs, le climat, la biodiversité, les pesticides, les services environnementaux sont abordés au coup par coup et dans le plus grand désordre. Or ce sont des problèmes qui sont liés entre eux, qu’il faut hiérarchiser. D’autres acteurs économiques, des organisations, vont examiner ces problèmes sous l’angle systémique, en considérant toutes les interactions qui pilotent la fonctionnalité des sols.
Dans ce contexte et stimulées par le marché qui croît autour de la question environnementale et particulièrement climatique, on voit apparaître beaucoup de propositions à mon avis dangereuses ou fantaisistes d’un point de vue environnemental, mais qui peuvent avoir un grand succès en termes de business et une grande séduction politique. Nous sommes dans cette dualité parce que les deux modèles cohabitent, bien malin qui dira lequel s’exprimera le mieux.
Vous l’avez évoqué, vous travaillez avec des filières, des entreprises ou des décideurs publics dans le canton de Genève. Est-ce que vous pensez qu’en tant que scientifique, vous avez un rôle à jouer dans cette passation de la connaissance auprès de la prise de décision publique ?
Il est tout à fait possible de travailler uniquement au sein d’un laboratoire et de parcelles expérimentales mais si l’on se pose la question de l’opérationnel, on ne peut pas en rester là. En premier lieu, il faut travailler avec des agriculteurs, ce sont eux les acteurs et les décideurs sur le terrain. Il faut aller les rencontrer, être au contact et être un interlocuteur crédible. On mesure alors très vite dans quel bain légal, économique et administratif ils sont et les contraintes que cela fait peser sur leurs pratiques, ce qui implique une prise en compte de ces aspects et une attention à la demande.
Dès que l’on commence à communiquer sur des sujets qui présentent des enjeux avec des possibilités d’application concrètes, on doit aussi faire face à une attente très forte de certains milieux politiques et principalement des milieux économiques. Pour autant, les leviers de l’amélioration des sols ne sont pas entre les mains des spécialistes des sols, ils sont entre les mains de la société. Les scientifiques sont là pour aider à éclairer du mieux qu’ils peuvent sur ce que l’on peut faire, ce qu’on ne devrait pas faire et aussi pour documenter ce qui ne l’est pas. Dans cette situation, privilégier le sens peut s’opposer à des choix d’autoprotection, où l’on pourrait effectivement choisir de s’isoler sur un cadre et un bagage scientifiques dont on a la maîtrise et qui ne nous mettent pas en situation inconfortable.
Enfin, la question qui est posée n’est jamais neutre. Lorsque j’accueille des décideurs qui viennent se documenter sur l’agriculture de conservation, ils me demandent toujours “Les rendements vont-ils diminuer ?” et je réponds par la question “et les revenus des agriculteurs ?”. On me dit “Il paraît qu’on pourrait perdre dix pour cent de rendement”. Ce n’est probablement pas vrai et c’est un petit bout du problème. On peut avoir 10% de rendement de plus au détriment des agriculteurs ou 10% de moins et des agriculteurs heureux. Je pense qu’en termes de durabilité ce n’est pas la même chose et je prétends par ailleurs que l’agroécologie n’implique pas de baisse de rendement !
Qu'est-ce qui a motivé votre choix de rejoindre le Conseil Scientifique en 2020 ?
Le premier déterminant a été le constat que si l’on souhaite que nos recherches aient un impact, on ne peut pas uniquement se contenter de publier dans des revues un certain aspect de son savoir. Cela m’a amené à construire une vision que j’ai pu confronter avec d’autres d’acteurs, sur les moyens d’avancer et de progresser dans cette transition. Un jour, j’ai été contacté par Anne Trombini, Directrice Générale de Pour une Agriculture du Vivant. L’association représente parfaitement le type de partenariat que je pouvais espérer pour avancer dans une direction à laquelle je crois.
Que diriez-vous à des personnes qui hésiteraient encore à s'engager dans un mouvement comme Pour une Agriculture du Vivant ?
Les formes d’engagements peuvent-être très différentes selon que l’on parle d’agriculteurs, d’industriels ou encore de tiers. La volonté de s’engager, ou non, est tellement ancrée dans la personnalité des gens, qu’il est difficile de conseiller. Mais je dirais : essayez, venez prendre du plaisir, c’est quand même tellement plus intéressant. Mais on ne peut pas et ne doit pas forcer les choses. Les agriculteurs qui entrent en transition agroécologique ne sont pas n’importe lesquels, ils acceptent de réformer leurs méthodes et la zone d’inconfort qui va avec. Personnellement, je crois plutôt à la poussée d’Archimède, il faut faire monter le niveau de l’eau – l’offre financière pour des résultats positifs, et l’on fera flotter les bonnes solutions développées par les agriculteurs, ce dont nous avons collectivement besoin et bénéficierons.
Concernant la recherche, il faut modifier les cadres et effectuer un travail de fond considérable. Selon moi, derrière le choix personnel de chaque chercheur, c’est aussi l’identité sociale du chercheur qui est en cause. Tant la gestion de la recherche que l’identité dans laquelle le chercheur se reconnaît conduisent difficilement vers une approche systémique et la recherche de sens.
Vous êtes ambassadeur de la Bourse de Recherche à la Ferme, que Pour une Agriculture du Vivant est en train de construire, qui vise à financer de la recherche de terrain, avec et pour les agriculteurs. Comment est-ce que vous défendez la nécessité d'aller de plus en plus vers ce type de recherche ?
Si l’on parle de la science du sol, elle est d’une complexité extrême et contient des spécialités très éloignées. En tant que chercheurs, il est très facile de ne pas regarder ce qui se passe hors de son champ de spécialité ce qui peut donner de très gros problèmes d’opérationnalité des résultats. On peut documenter un processus magnifiquement mais s’il n’est pas placé dans une perspective systémique on risque dès l’étape du questionnement de travailler une réalité virtuelle. Après la logique de recherche mécanistique et réductionniste qui s’est construite à travers le XIXème siècle, on a désormais besoin d’approches systémiques. Quand on est dans une approche très mécanistique, chaque question qu’on étudie en soulève trois autres, sans se rapprocher du terrain. Aujourd’hui je pense qu’on a soulevé plus de questions qu’il n’y a de chercheurs dans le domaine ! D’un côté, on veut respecter le sacro-saint libre choix du chercheur de documenter une grande bibliothèque et d’établir des recherches qu’un jour peut-être on viendra utiliser – j’ai bénéficié comme tout chercheur de ces connaissances établies. Mais on doit aussi faire des choix en termes de management de la recherche.
Par ailleurs, ce qui se passe à la ferme, on ne peut l’observer qu’à la ferme. On peut établir de très belles connaissances mécanistiques en station de recherche mais pour cela, il faut avoir simplifié et artificialisé le problème. Les exemples abondent pour montrer que dans ce cas les résultats sont en fait peu pertinents, voire contre performants, par rapport à l’application théoriquement visée. Le chercheur pense savoir ce qu’il faut chercher. Mais en réalité, on sait très mal ce qu’il faut chercher car on n’est pas contraint par le diagnostic des facteurs limitants et des interactions systémiques à la ferme. Ce n’est qu’au retour de ce diagnostic, et en ayant soigneusement identifié une question réductible, qu’on peut la traiter en situation artificialisée. Or le système actuel marche très largement à l’inverse : on traite de façon top-down des questions réduites et isolées, dont on transfère les conclusions aux agriculteurs, c’est-à-dire dans un système où rien, ni les processus ni les facteurs limitants, ne s’exprimera comme étudié.
Enfin, la capacité d’invention des agriculteurs est phénoménale. Ils sont impertinents, ils sont libres, ils créent. Le meilleur exemple, c’est l’agriculture de conservation et les méthodes de l’agroécologie. La recherche, les pouvoirs publics et l’économie y sont pour bien peu de chose dans leur développement. Les agriculteurs sont des gens qui ne se gênent pas pour inventer, pour faire des bêtises s’il le faut et qui sont assez malins pour faire des bêtises sans trop se casser la figure. Quand on revient sur les exploitations de ces pionniers après trois ans, cela a encore bougé. D’une part, cette capacité d’invention est immense par rapport à celles qu’on a en recherche, d’autre part elle est par nature systémique parce qu’ils n’ont pas imaginé quelque chose indépendamment de leur système de production. Alors il arrive que certains se cassent la figure pendant qu’on est béat d’admiration devant ceux qui ont réussi. C’est pour éviter les échecs, objectiver les réussites et aider à les développer que les soutiens, dont la recherche, sont nécessaires.
En quoi l’Indice de Régénération peut-il être un atout pour cette transition ?
L’intérêt de la mise en place de l’Indice de Régénération naît du constat qu’en tant que chercheur, nos recommandations aux agriculteurs, même pertinentes, ne font pas forcément le poids face à leur nécessité de satisfaire les carnets de commandes. Intervenir sur la chaîne de valeur est beaucoup plus puissant en termes d’influence sur les pratiques et donc d’impact sur le sol que toute science et toute législation.
En Suisse nous avons beaucoup travaillé sur notre législation de protection des sols. Mais elle est bien peu de chose par rapport à l’impact que peut avoir l’ensemble de la chaîne de valeur agricole sur les pratiques. Ces interactions ne sont pas à sens unique mais il faut en prendre acte. Les chaînes de valeurs aboutissent au supermarché, avec le choix du consommateur, qui évolue. En amont, la chaîne de valeur se réveille, ne serait-ce que par le constat que pour les entreprises, la moitié au moins de leur bilan carbone se situe dans leurs approvisionnements. Beaucoup d’entre elles sont en train de comprendre qu’il faut changer quelque chose et que cela doit se passer à la source. Il faut à la fois les aider, les motiver et les mettre en lien.
Aujourd’hui, la transition écologique comporte une phase de transition qui implique des risques et des pressions pour l’agriculteur, mais aussi des exigences en termes de tissu industriel. Ce ne sont pas aux agriculteurs de porter ce poids seuls, ils ne le peuvent pas. Il faut le partager. Quelques-uns le font en créant leur propre minoterie parce qu’ils veulent des trémies capables de séparer les grains des cultures associées, par exemple, en créant progressivement un écosystème agricole local et indépendant comme Frédéric Thomas en Sologne. Mais ce travail globalement, c’est au tissu industriel de le faire.
Qu'est-ce qui vous donne la motivation de garder cet optimisme pour la suite de la transition ?
Je suis optimiste parce que j’ai pu constater de mes années de travail en Afrique que quand on touche le fond, on peut toujours rebondir. C’est dans la nature humaine d’avancer. Rien n’est noir ou blanc, on réagit comme on peut, comme on veut, mais il y a toujours quelque chose à faire et des niveaux de gris. A quoi ça sert d’être pessimiste ? Lucide oui, pessimiste non.
On dit toujours que l’herbe est plus verte ailleurs. Vu de France, on a l'impression que ça avance bien dans le canton de Genève, au niveau politique publique, au niveau filière. Est-ce que vous confirmez ou est-ce qu'il y a encore beaucoup de travail pour parler d’une transition massive ?
C’est un peu la beauté du système fédéral Suisse : on peut intervenir à tellement de niveaux que finalement les portes sont souvent assez grandes ouvertes. En ce moment, il y a des signaux très positifs à tous les niveaux, y compris dans la nouvelle loi agricole qui sort. On s’aperçoit finalement que ce qu’on répète depuis 10 ans sans vraiment avoir l’impression d’être écouté, tout à coup est accepté. Je pourrais citer pas mal de choses comme cela depuis cinq ans : que ce soit l’accès aux décideurs politiques, l’accès aux acteurs économiques, via les cantons, la Confédération… Oui, ça bouge ! Alors, concrètement dans les réductions d’émissions à l’échelle nationale, on n’est peut-être pas gagnants mais stricto sensu, dans l’agriculture, oui, il y a plusieurs cantons qui l’ont bien pris en compte. Les autres suivent doucement. A Genève, on a la chance de pouvoir tester des méthodes très innovantes en termes de mise en œuvre, grâce au financement fédéral. On peut, à l’échelle du canton, tester un pilotage dont on suppose qu’il sera efficace. L’idée a été travaillée avec des Chambres d’Agriculture, des agriculteurs, avec la Confédération et le privé. Finalement on retrouve tous ces gens autour de la table, contents de travailler ensemble. Et on aboutit à un programme de soutien à la mise en place de pratiques agricoles dont on sait qu’elles déterminent la qualité des sols et les teneurs en carbone : la production de biomasse, notamment grâce aux couverts végétaux, les engrais de ferme, la diminution du travail du sol. On a exclu la rémunération carbone de ce schéma : les agriculteurs ont simplement des certificats lorsque leurs analyses de sols montrent que les teneurs en matière organique ont augmenté, et ils peuvent les vendre à des entreprises privées. On teste ce genre de modèle et cela donne de bonnes surprises. Donc oui, je suis plutôt « déçu en bien » comme on dit ici !
Est-ce que ce temps de latence entre la connaissance scientifique et l’action politique est dû au fait qu’il manquerait peut-être un maillon entre ces deux éléments pour communiquer correctement ?
Cette latence se joue à différents niveaux: parmi les chercheurs déjà, certains ne sont pas d’accord sur les orientations à donner. Il faut donc démontrer, communiquer pour que parvienne un message audible aux décideurs. Donc il faut ce temps d’acquisition, d’échange et de communication de cette information au sein des canaux scientifiques. Plus largement, une idée qui paraissait rejetée peut du jour au lendemain être acceptée par tous, car un travail de fond non visible se fait chez chacun. Ces évolutions ne sont pas linéaires. Puis les attentes partagées montent les étages de décision, surtout si l’on appuie juste. Les acteurs privés ont un rôle considérable à jouer pour la transition agroécologique. Leur compréhension du problème et leur capacité d’action les placent en situation de locomotive par rapport au politique. Ce sont en fait les acteurs économiques des filières qui sont les grands leviers de mise en œuvre. Ils se réveillent gentiment en Suisse, cette fois plutôt en retard sur leurs voisins européens. Plus généralement, coordonner les acteurs autour d’un langage et des objectifs communs est un puissant levier, et c’est ce que fait Pour une Agriculture Du Vivant.
Propos recueillis par Léa Lugassy le 2 septembre 2022